23 février 2006

Elle & Nous

C'était hier, je conduisais mon père jusqu'au C.H.U Pellegrin. Sur le retour, dans le tramway, une fille est venue s'asseoir en face de moi. Elle avait l'air assez jeune, sans doute l'âge de ma soeur, c'est-à-dire entre 18 et 20 ans.

Je ne suis pas du genre à parler aux gens, je ne suis pas du genre à les aborder dans la rue, dans les transports publics, mais s'ils le font à ma place, je suis un parfait gentleman, poli, souriant, etc.

Hé bien, je m'attendais à tout sauf à ça, la fille a commencé à me parler. Au début, elle me regardait juste en souriant, un peu. Et puis elle s'est mise à me parler et comme tout le monde lorsqu'il s'agit d'engager une conversation, elle a parlé du temps qu'il faisait. Quelque chose comme "Quel temps pourri, vous trouvez pas?", je ne suis pas sûr de la formulation mais je suis sûr d'une chose, c'est qu'elle m'a vouvoyé.

Je lui ai répondu un truc inintéressant au possible, mais elle a souri de plus belle. Ses yeux ne me lachaient pas, et ça avait quelque chose d'angoissant, ils étaient fixés sur moi, un peu comme les enfants le font quand ils écoutent les grands parler. Ses yeux me fixaient comme si elle attendait quelque chose de particulier de ma part. Embarassé, je lui ai rendu son sourire et me suis légèrement détourné, me replongeant dans ma musique.

Quelques secondes après, elle a repris la parole et ce qu'elle a dit m'a coupé les jambes : "Vous aimez pas parler avec moi ?". Plus que la question par elle-même, c'est la manière dont elle l'a prononcée qui m'a surpris. Dans un souffle, comme si elle était déçue, comme seule une petite fille triste peut l'être.

Vraiment mal à l'aise cette fois, je lui ai répondu, de la manière la plus neutre possible : "Ha mais pas du tout, excusez moi si vous avez cru ça". Voilà. Pas un mot de plus. Rien d'autre. Je n'ai rien dit d'autre, comme seul un crétin incapable de prononcer plus de deux phrases à la suite peut le faire. Je me suis excusé (mais de quoi, au fait ?), je l'ai regardée en souriant et je n'ai pas pu enchaîner un autre mot, un simple petit mot !

Alors elle s'est mise à rire. J'avais l'impression d'être dans la 6ème dimension... Elle a ri, elle m'a regardé de manière encore plus intense, la tête penchée en avant pour me forcer à lever les yeux vers elle et elle a ajouté : "Je vais parler pour deux si vous le voulez". Cette phrase m'a fait rire, et elle s'est mise à parler, à parler, à parler, à parler...

Elle m'a parlé de choses sans intérêt, de choses futiles, d'une histoire de couteau et de desserts crâmés mais plus elle parlait et plus elle brillait, plus elle se transformait, plus elle avait l'air vivante.
Quand je lui ai dit que je devais descendre, elle m'a dit : "Pas de problème, je descends là aussi, je vais chez Mollat"... J'y allais aussi et je ne sais pas si j'étais enchanté qu'elle me suive ou si j'en étais affreusement confu. Dans les rayons on s'est perdus, je ne l'ai retrouvée qu'à la caisse "Alors vous partez sans m'attendre ?", bien sûr que non, je suis juste ... comment dire ... troublé. Elle avait un gros livre sous les bras, un truc sur l'Histoire romaine ou antique, je ne sais plus.

On est sortis ensemble dans la rue, nos chemins se séparaient là. (enfin ? hélas ?)
Je lui ai dit que j'étais pressé, que j'avais beaucoup aimé parler avec elle, qu'elle était surprenante, amusante, je lui ai dit des conneries, je lui ai dit n'importe quoi, tout ce qui passait dans ma bouche, tout ce que j'étais incapable de retenir, que je ne maîtrisais pas, elle n'a dû rien comprendre, mais elle souriait, elle souriait et me fixait de ses yeux bleus, bleus bleus.

Je suis parti sans demander mon reste, j'ai fait quelques pas et tout d'un coup, croyez le ou pas, je me suis rendu compte ... que je ne connaissais même pas son prénom. Je me suis retourné, elle n'était évidemment plus là...

Et voilà... Hier j'ai rencontré une fille. Elle avait l'air assez jeune, sans doute l'âge de ma soeur, c'est-à-dire entre 18 et 20 ans. Je ne sais rien d'elle, si ce n'est qu'elle fait crâmer tout ses desserts et qu'elle a peur des couteaux, qu'elle aime l'Histoire antique et qu'elle a les yeux bleus.

C'était une fille triste,

(Vous aimez pas parler avec moi ?)

un peu étrange, un peu burlesque, un peu tout à la fois. Une fille qui s'est mise à parler et qui s'est mise à rayonner. Une fille qui a parlé pour la Terre entière et dont le regard n'a jamais quitté le mien.

Une fille dont je ne connais même pas le prénom, que je ne reverrai sans doute jamais et que je finirai probablement par oublier. Une passante de Brassens, cette chanson que j'aime tant.

Alors je me pose une question : cette fille a-t-elle vraiment existée ? Si personne d'autre ne l'a remarquée que moi, si personne ne s'en souvient, pas même moi, cette personne a-t-elle réellement existée ? Sans doute a-t-elle déjà existée pour d'autres, sans doute existera-t-elle encore longtemps. Mais est-ce si sûr ?

Lorsque plus personne ne se souvient de vous, avez-vous réellement existé ? Si Lain n'a jamais pu répondre à cette question, comment le pourrais-je ?

J'aimerais bien la recroiser. Juste pour être sûr. On parlerait un peu de tout, mais surtout de n'importe quoi. De rien d'important. Du futile, de ce qui n'est pas essentiel, de ce qui peut ne pas exister, du possible. On parlerait beaucoup beaucoup beaucoup et vers la fin, avant de se séparer, je lui demanderais son prénom et je lui demanderais si elle existe vraiment.

Et si elle me répondait "Non, évidemment", ce serait bien.