28 octobre 2005

Ca

On me demande souvent : "Mais pourquoi tu nous jouerais pas du piano, là... Allez, quoi, juste un ou deux morceaux, juste pour nous faire plaisir..."
Ha, ha. Les choses ne sont pas si simples. "Non, non, non. Je ne sais pas jouer devant un public, je ne sais, vraiment..."
Et c'est vrai. Je ne sais pas faire. Je ne peux pas. J'essaie pourtant de me convaincre : "Allez, mon pote, vas y, fais leur plaisir, donne leur ce qu'ils attendent, ils te laisseront peut-être respirer après..."
Mais non. Ca ne marche pas comme ça. Et vous savez quoi ? Je ne sais pas comment ça marche, en fait. Je ne sais même pas si je joue du piano. "Ca joue en moi" aurait pu dire Nietzsche. Parce que c'est exactement ça, au fond. Chaque fois que je commence à jouer, j'ai l'impression de passer en arrière-plan, de reculer en moi même. D'être mon propre spectateur.
Chaque fois, oui, chaque fois, je m'en aperçois et je me dis : "Ho mon Dieu, ça recommence, ça recommence encore une fois. Je m'en vais, je m'absente, et j'ai beau regarder mes doigts, j'ai beau regarder la partition, ce n'est pas moi qui joue, non, ce n'est pas moi et ça a quelque chose de terrifiant. Et de terriblement excitant, aussi."

Je n'ai jamais vraiment su ce qui se passait exactement, dans ces moments-là, mais j'ai compris une chose : c'est que ça ne m'arrivait que lorsque j'étais seul. Comme si la présence d'autrui faisait disparaître le spectateur en moi. Et dans ces cas-là, oui, c'est bien moi qui joue. Je joue mon morceau. Je le joue avec mes doigts. Mais alors je ne me sens plus vraiment musicien.
Et c'est là tout le paradoxe. Je n'ai l'impression de faire de la musique que lorsque ce n'est pas vraiment moi qui joue.

(Je ne tire pas avec ma main. Celui qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.)

Seigneur, que cette phrase est juste. Je ne joue pas avec mes doigts. Celui qui joue avec ses doigts a oublié le visage de son père. Je joue avec mon coeur. Je joue avec mon âme, je joue avec les univers qui m'entourent. Je joue avec le monde. Je ne joue pas avec mes doigts.

Entendez moi bien, mes amis. Je ne joue pas du piano, pas vraiment. Ca joue du piano en moi.
Entendez moi bien, je vous prie. Je ne joue pas la musique.
Elle joue à travers moi.